LES MILLE OBSTACLES À LA DÉCLASSIFICATION DES ARCHIVES MILITAIRES
17 juin 2014

LES MILLE OBSTACLES À LA DÉCLASSIFICATION DES ARCHIVES MILITAIRES
PAR LAURENCE GUÉNETTE
ACCOMPAGNATRICE DU PAQG, FÉVRIER 2009

La quantité d’obstacles qui peuvent entraver la lutte pour le respect des droits humains, la récupération de la mémoire historique ou le processus judiciaire contre les responsables du génocide continue de m’impressionner, et chaque nouvel incident augmente mon exaspération. Le 13 février dernier, l’Association pour la justice et la réconciliation (AJR) et le Centre d’action légale pour les droits humains (CALDH) se sont rendus au palais présidentiel pour exiger que les plans militaires Plan campaña Victoria 82, Plan Operativo Sofía 82, Asuntos Civiles Operación Ixil, y Plan Firmeza 83 soient remis au juge de première instance pénale le 25 février, Journée nationale de la dignité des victimes, et ce, tel qu’ordonné par la Cour constitutionnelle. La déclassification avait été ordonnée par la plus haute instance judiciaire du pays en avril 2008, et Álvaro Colom, en sa qualité de président de la république et de commandant général des forces armées, avait manifesté son entière volonté de faire en sorte que le jugement soit effectivement appliqué. Selon l’AJR, ces archives constituent un apport plus qu’important pour que « justice soit faite pour les milliers de victimes du conflit armé interne qui ont subi des violations des droits humains par l’armée guatémaltèque ».
Effectivement, en 2006, le juge chargé de l’enquête avait manifesté la nécessité d’avoir les originaux de ces documents afin de pouvoir citer Ríos Montt et d’autres militaires de haut rang à comparaître et ainsi faire avancer le processus judiciaire.

Il y avait dans l’air un mélange d’excitation et de scepticisme. Peu avant le 25 février, je racontai les derniers développements à une dame d’une communauté de Chimaltenango, membre de l’AJR. Elle m’écouta attentivement, puis me regarda avec une grande perplexité ; « Est-ce que c’est une bonne ou une mauvaise chose pour nous, ça ? Est-ce qu’ils vont vraiment donner les papiers de la violencia? » Et je sentais effectivement la responsabilité de ne pas être trop enthousiaste dans mes propos.

Le 25 février, devant les milliers de victimes rassemblées au parc central de la capitale, Álvaro Colóm a demandé pardon pour les crimes de génocide commis par l’État guatémaltèque durant les années 80. Il a annoncé que le matin même, le Ministère de la Défense avait remis comme convenu les quatre plans militaires… pour apprendre environ une heure plus tard que le Ministre de la Défense Abraham Valenzuela s’était effectivement rendu auprès du juge Jorge Mario Valenzuela avec deux des quatre plans, affirmant qu’il ne possédait ni ne connaissait l’existence des deux autres, soit le plan Sofia 82 et Operación Ixil.

Le juge a refusé de recevoir les documents apportés par le Ministre, alléguant que non seulement la « livraison » était incomplète mais qu’en plus, le tribunal ne constituait pas un endroit sûr pour garder de tels documents. Il a également fixé, informellement et en marge du protocole judiciaire, une nouvelle échéance pour la remise des archives, soit le 6 mars.

Cette affirmation de Valenzuela qui mettait en doute l’existence des deux plans les plus compromettants pour Ríos Montt et certains militaires de haut rang a provoqué colère et indignation chez les militants pour la justice. Considérant que plusieurs groupes de défense des droits humains possèdent des copies partielles des plans, que la Prensa Libre a publié le Plan Sofia 82 presque intégralement en mars 2007, et que la défense de Ríos Montt a toujours protégé la confidentialité de ces documents sans démentir leur existence en tant que telle, il s’agit d’une moquerie d’une grossièreté exaspérante.

La « sécurité nationale » et l’article 30 de la constitution sont les principaux arguments invoqués par les militaires pour que les archives soient protégées par le secret d’État, ce qui permet de faire obstacle au processus de justice. Le Ministre de la Défense ainsi que le juge Valenzuela continuent d’évoquer cette question alors même que la Cour constitutionnelle en a disposé. Orlando Blanco, Secrétaire de la Paix, en conférence de presse le 25 février, demandait si des faits survenus il y a plus de 25 ans pouvaient encore avoir une répercussion sur la sécurité nationale. QUI menacerait ce que l’on nomme la sécurité nationale si les plans militaires étaient rendus publics ? Malheureusement et ironiquement, il est vrai que la déclassification de ces documents, en ébranlant l’impunité d’ex-militaires encore très puissants jusqu’à ce jour, provoquerait suffisamment de tensions pour menacer la sécurité de certaines personnes, notamment celle des militants pour la justice.

Par ailleurs, le 3 mars, Colóm informait la presse qu’Abraham Valenzuela et sa famille, de même que quelques autres officiers de l’armée, avaient commencé à recevoir des menaces de mort.
Plus tard dans la journée du 25 février, Abraham Valenzuela remettait à Álvaro Colóm un rapport déclarant que les deux plans militaires en question avaient probablement été perdus sous le gouvernement Berger, alors que Cecilio Leiva était Ministre de la Défense. Le lendemain, ce dernier déclarait n’avoir jamais vu ces plans, et affirmait que l’État major de la défense était responsable pour ce genre de documents. Le premier mars, Valenzuela suggérait qu’ils avaient été détruits, toujours à l’époque de Cecilio Leiva, suivant une doctrine militaire qui autorisait la destruction de certains documents au bout d’un certain temps.

Le 3 mars, il assurait que les documents n’avaient pas disparus, mais pouvaient se trouver dans n’importe quelle base militaire du pays. Le 6 mars, le ministre de la Défense remettait à nouveau les documents Plan campana Victoria 82 et Plan Firmeza 83, qui furent reçus cette fois, et réitérait son impuissance et l’impossibilité d’accéder aux deux documents manquants.
Le 25 février 2009 c’était aussi l’anniversaire du rapport de la Commission d’Éclaircissement Historique. Dix ans après la publication de celui-ci, l’État guatémaltèque tarde toujours à appliquer plusieurs de ses recommandations, et aucun dirigeant militaire n’a encore été jugé et condamné pour les atrocités commises au Guatemala durant le conflit armé.

Selon CALDH, c’est la toute première fois en Amérique Latine que les forces armées d’un pays se voient contraintes par un jugement à livrer des documents militaires. Le Ministère de la Défense manque donc à ses obligations légales puisqu’il n’a pas remis les plans demandés à la date prévue. De plus, divers groupes de défense des droits humains se sont rendus au Ministère Public le 27 février et ont porté plainte contre le ministre Abraham Valenzuela pour « désobéissance et dissimulation de documents ». « Si le ministre de la Défense refuse de remettre ces documents, c’est qu’il protège les responsables du génocide », déclare Iduvina Hernández, de l’organisation Sécurité en démocratie. Dans un communiqué émis à cette même date, une trentaine de groupes de défense des droits humains dénonçaient avec conviction les agissements du juge et du ministre de la Défense, et suggéraient que ceux-ci « ne sont pas le fruit du hasard, mais bien le produit d’un complot ».
Histoire à suivre…

CHRONOLOGIE DES ÉVÉNEMENTS

Février 2007– Présentation d’une requête par l’AJR (Association pour la justice et réconciliation) et CALDH (Centre d’action légale pour les droits humains) devant le tribunal de première instance pénale; ils exigent que Ríos Montt soit cité à comparaître pour les crimes de génocide commis en 1982 et 1983.
Mars 2007– Le juge demande à obtenir les plans militaires Plan campaña Victoria 82, Plan Operativo Sofía 82, Asuntos Civiles Operación Ixil, et Plan Firmeza 83.
Avril 2007– La défense de Ríos Montt invoque le secret d’État pour empêcher la remise des plans au tribunal.
Juillet 2007– Rejet de l’action de Ríos Montt par la cour d’appel, qui déclare que le Ministère de la Défense doit remettre les plans militaires au tribunal.
Janvier 2008– Ríos Montt entre en fonction au Congrès sous l’administration Colom; il jouira de l’immunité pour la durée de son mandat.
25 février 2008– Álvaro Colóm promet la déclassification des archives militaires.
Avril 2008– Rejet définitif du recours de RíosMontt par la Cour constitutionnelle; le Ministère de la Défense se doit donc d’ouvrir les archives militaires, afin que celles -ci puissent servir d’éléments de preuve dans le processus judiciaire entrepris par l’AJR et CALDH. La défense de Ríos Montt interpose un nouveau recours, remettant en question la compétence du tribunal de première instance pénale à recevoir les plans et à rendre une décision en la matière; la défense prétend que cela relève plutôt de la juridiction d’un tribunal militaire.
Juin 2008– Rejet de ce recours par la Cour Suprême, confirmation de la compétence du tribunal de première instance pénale à traiter de la question des archives militaires.
25 février 2009– Journée nationale de la dignité des victimes; c’est aussi la date limite du délai alloué au Ministère de la Défense pour la remise des archives militaires au tribunal.

mar, 06/17/2014 – 15:07 — PAQG

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